Traduction de l’interview de Mireille Fanon Mendès-France à Al Jazeera

5 Oct 2025 | Actualités

Version arabe de l’article, parue sur le site web d’Al Jazeera le 27 septembre 2025

Question 1

Presque deux ans après le début de la guerre contre Gaza, aucune mesure concrète n’a été entreprise pour stopper le génocide et la famine. Où se situe la faille dans le système international de protection des droits humains ? Et pourquoi les mécanismes internationaux restent-ils inopérants face à des violations aussi flagrantes ?

Dans votre première question, vous me posez en fait deux questions. Où se trouve la faille dans le système international de protection des droits humains ? Et pourquoi les mécanismes internationaux restent-ils inopérants face à des violations aussi flagrantes ?

Il y a bien longtemps qu’il y a une faille dans le système international de protection des droits humains. Je dirais même que cette faille n’est pas arrivée hier ou depuis la première crise à choc pétrolier de 1974. C’est arrivé bien avant, à partir du moment où on a décidé, où a été mis en la race comme moyen de hiérarchiser l’humanité et comme le pilier fondateur du système capitaliste. A partir de là l’idée des droits humains n’est plus qu’un whishfull thinking. Certains droits pour certains humains, pour les autres des ersatz de droits.

Dès lors, cette faille n’est pas un simple accident, mais la condition de pérennisation de l’ordre international libéral et raciste. La Déclaration universelle de 1948 est adoptée alors que l’apartheid s’installe en Afrique du Sud, que la guerre coloniale de l’Indochine fait rage, et que la Palestine vit la Nakba, que la France vient de commettre un massacre à Setif (1945) et un autre à Madagascar (1947). Ce n’est pas un oubli, mais une hiérarchisation structurante de cet ordre international : les corps noirs ne sont pas considérés humains pas plus d’ailleurs que les corps arabes, et particulièrement musulmans, tous subissent le même traitement, ne valent rien ; ils ne sont pas une plus-value pour le système capitaliste, mais simplement une variable d’ajustement que l’on peut, selon les besoins, exploiter ou exterminer. Ces corps subissent les violences policières aux États-Unis, en France, en Europe et dans bien d’autres pays. Pensons seulement à la mise en place de l’AIS (Automatic Identification System) violant l’ensemble des droits humains des migrants, et à la chasse aux migrants décidée par le président des Etats Unis.

Dans le système capitaliste, la race a été instaurée comme élément de consolidation, libéral et raciste depuis bien avant l’ère moderne. Ce système de valeur date a minima des croisades et de la christianisation du monde, aujourd’hui, l’État d’Israël trouve sa raison d’être dans le fantasme d’être l’unique rempart de la démocratie eurocentrée/blanche, celle de « la loi et l’ordre » contre la barbarie, mais c’est aussi le furoncle de la culpabilité européenne pour avoir, durant la seconde guerre mondiale, participé à la mort d’autres Européens de culture juive.

Le système reste inopérant car il n’existe pas de mécanisme contraignant détaché des rapports de force. Le Conseil de sécurité de l’ONU est emblématique : le veto des cinq puissances fige toute action. D’où ce paradoxe : le droit international humanitaire a produit des concepts comme « crime de guerre » ou « crime de génocide », mais ceux-ci ne s’appliquent que lorsque les puissants y trouvent intérêt. Ce système est conçu par des Blancs pour les Blancs. La protection des droits humains est à géométrie variable selon que vous ayez un protecteur fort, puissant, riche de surcroît. Et on le voit sur le droit à la terre avec les luttes des paysans en Afrique, mais aussi en Amérique du Sud, et y compris en occident. Sur le droit à l’autodétermination impossible pour la Palestine. Les droits humains ne sont qu’une variable qui dépend du rapport de force, particulièrement lorsque les institutions financières internationales exigent des Etats qu’ils limitent leurs dépenses publiques, les premières sphères touchées sont celles concernant la santé, l’éducation, le droit au logement, le droit au travail, le droit à la dignité.

La conséquence, c’est une relativisation constante de l’humain. Des millions de morts au Congo n’ont jamais valu un tribunal spécial. Haïti peut être étranglée par la dette et l’ingérence étrangère sans que cela suscite une position politique forte de la part de la communauté internationale et sans que la France ayant imposé une dette illégale à cette première République noire ne soit obligée de la rembourser. On pourrait aller plus loin, au sortir de la mise en esclavage, ce sont les propriétaires d’esclaves qui ont été « récompensés » pour avoir commis le crime de génocide contre les peuples indigènes et contre l’humanité en organisant la traite négrière, commis le vol des terres par le crime, la mise en esclavage. La charge de la preuve a été inversée et les millions de victimes se sont vus refusées le statut d’humains à vie, alors qu’en même temps les Etats Unis s’étaient dotés de la Déclaration d’indépendance et la France, d’une Déclaration des droits de l’homme et des citoyens, dans l’une et l’autre est toujours affirmée l’égalité entre tous les citoyens, sauf qu’au même moment une partie des citoyens de ces pays n’était que des « biens meubles » régis par le Code noir. Tout cela est d’une violence et d’un cynisme absolu. Gaza se meurt, sous les bombes et la famine ! Faudrait-il comptabiliser le nombre de droits violés ? la liste serait interminable…
On ne parle donc pas d’une faillite, mais d’un système qui fonctionne au regard des objectifs qu’il s’est fixé: protéger les dominants et offrir des miettes aux damnés ; pour ceux qui se mettent en travers de « leur loi et de leur ordre », leur destinée est la mort.

Et on commence à l’expérimenter dans nos pays du Nord, où face à la crise économique et aux demandes des institutions financières internationales, les dépenses publiques doivent être coupées. Les premières victimes sont alors les droits, entre autres le droit à la santé, le droit à l’éducation, le droit à la sécurité et dans certains cas le droit à la vie, particulièrement en ce qui concerne les migrants.



Question 2

L’occupation israélienne a approuvé un plan visant à contrôler militairement la ville de Gaza, densément peuplée de civils. Quels sont les leviers juridiques, politiques ou diplomatiques réellement efficaces pour empêcher ce projet, compte tenu du soutien américain et de la détermination affichée par le gouvernement de Netanyahou ?

L’État d’Israël a décidé qu’aucun Palestinien ne doit rester sur cette terre. Le peuple palestinien subit un génocide, une guerre d’extermination, au sens où Raphaël Lemkin l’entendait, c’est-à-dire un acte de génocide dirigé contre un groupe national en tant qu’entité. Les actes en cause sont dirigés contre des individus, non pas à titre individuel, mais en tant que membres de leur groupe national.

Si la Charte des Nations Unies reconnaît à un État agressé le droit de se défendre dans son article 51, ce droit s’applique-t-il à une puissance occupant illégalement des territoires ne lui appartenant pas ? C’est ce qui est reproché à Israël depuis 1948, date de la première Nakba. En tout état de cause, aucun État n’a le droit d’utiliser une force disproportionnée, ainsi qu’en fait usage actuellement l’État colonisateur.

Il y a un principe qui est extrêmement important : le principe de proportionnalité, une action ne doit pas être plus dévastatrice que les dommages déjà subis. Pourtant, dans sa riposte, et on peut tous le constater, l’État d’Israël a fait le choix d’une violence aveugle qui viole ce principe de proportionnalité, en ne respectant aucun équilibre entre l’objectif affiché – « sauver des otages » – et les moyens employés. L’objectif véritable est bien évidemment d’exterminer le maximum de Palestiniens. Ce que, d’ailleurs, aussi bien le Premier ministre, que le ministre de la Défense et bien d’autres affirment officiellement et sans aucune honte. On peut se demander à ce titre s’ils sont humains, tellement leur position est hors de toute humanité.

Concernant le levier diplomatique et politique, lorsqu’un Premier ministre affirme qu’il faut éradiquer le Hamas et qu’il reçoit en retour le soutien d’une grande partie de la communauté internationale et notamment de ses soutiens occidentaux, le « camp du bien » s’élève contre la barbarie. Mais dès que l’on se positionne « contre la barbarie », il est difficile, quand on est occupant et agresseur, de décider soi-même du quota de proportionnalité. La question qu’il faut se poser est donc la suivante : qui est le plus barbare ? Celui qui lutte contre une occupation coloniale illégale et pour son droit inaliénable à l’autodétermination, même s’il commet ce faisant des actes criminels, ou celui qui, pour se venger et surtout pour réaliser des desseins coloniaux et expansionnistes d’extrême droite, cherche à éliminer de sa terre tout un peuple ? La réponse est facile à trouver.

Il faut rappeler les crimes de guerre commis depuis plus de 78 ans, qui violent, malgré les nombreuses résolutions du Conseil de sécurité ou de l’Assemblée générale, l’ensemble des droits humains et les droits des populations civiles en temps de guerre garantis par la 4e Convention de Genève. Les États tiers signataires de cette Convention doivent se souvenir qu’il n’est pas nécessaire de participer directement à un acte internationalement illicite pour en partager la responsabilité : il suffit qu’ils fournissent une aide volontaire à sa réalisation ou à sa prolongation. C’est ici l’inopérance du levier juridique qui est criant.

On ne peut pas ignorer qu’en aidant ou en assistant Israël, en lui reconnaissant son droit à se défendre alors qu’il est l’occupant, des pays engagent la responsabilité internationale de leur État et se rendent complices de l’occupation illégale, de la colonisation, de l’apartheid, du nettoyage ethnique en Cisjordanie, dans la bande de Gaza, et même à l’égard des Bédouins en territoire sous juridiction israélienne.

Aujourd’hui, la Palestine est abandonnée, isolée, emmurée, meurtrie, ethniquement nettoyée, sans susciter une véritable indignation internationale. Pourtant, la dignité de la communauté internationale exigerait qu’elle soutienne ce qu’a fait l’État sud-africain, qui a rappelé les principes intangibles du jus cogens et s’est dressé contre les attaques et le génocide dont la Palestine est victime.

Peut-on parler d’universalité de l’humain lorsque cette communauté internationale est incapable de faire respecter le droit international et les droits humains, et qu’elle avalise la famine, la destruction massive, le déplacement de populations et un génocide qui se déroule sous nos yeux ?



Question 3

Tandis que certains pays occidentaux réaffirment leur soutien à la solution à deux États, Netanyahou poursuit discrètement le contrôle de la Cisjordanie. Ce soutien international à la solution à deux États est-il réel ou symbolique ? Est-il encore pertinent ou suffisant dans le contexte actuel ?

On peut affirmer qu’il s’agit d’une stratégie dilatoire. Elle date du plan de partage de 1947, puis des accords d’Oslo (1993), qui promettaient un État palestinien dans les 5 ans. Plus de trente ans après, il n’y a qu’un État qui contrôle tout l’espace, les frontières, l’eau, l’air, la terre, et enferme les Palestiniens dans des bantoustans en organisant un génocide sans que la communauté internationale ne s’en émeuve. Heureusement que les peuples et les damnés sont là pour rappeler à leurs dirigeants que le racisme institutionnel et politique ne peut servir de boussole.
Le soutien occidental à deux États est donc purement rhétorique. Il permet d’afficher un horizon de paix tout en avalisant la colonisation continue. On soutient « le processus », jamais la réalisation. C’est un outil de gestion du conflit, pas une solution.

Dans le contexte actuel, ce discours devient même un mensonge dangereux. La colonisation de la Cisjordanie, la judaïsation de Jérusalem, le génocide de Gaza rendent la création d’un État palestinien impossible matériellement. Persister à parler de deux États, c’est maintenir l’illusion et empêcher de penser d’autres horizons.



Question 4

Netanyahou semble vouloir concrétiser le projet du “Grand Israël”, notamment en violant la souveraineté des pays voisins, en entretenant des tensions confessionnelles et en déstabilisant la région. Quelles sont les stratégies régionales et internationales qui peuvent contenir cette ambition expansionniste ?

A l’heure actuelle, ce qui se passe, c’est véritablement le règne de l’indignité. Et je ne vois pas comment nous pourrions sortir de cela.

Lorsque vous posez la question en termes d’ordre international, post-Seconde Guerre mondiale, ou encore du rôle des Nations Unies, cela me semble relever de l’irréel. Oui, c’est du fantasme. Nous sommes au-delà de cela. Nous savons que toutes ces institutions ont failli et qu’elles continueront de faillir.

Faut-il les remplacer par d’autres institutions ? Non. Nous avons remplacé la Société des Nations par l’ONU, et cela n’a rien changé. Les rapports de force dans les relations internationales ont toujours existé. On a cru, dans les années 1970, que quelque chose pouvait changer, mais cela n’a duré qu’un instant. Finalement, rien ne peut changer dans le contexte actuel.

Il faudrait peut-être poser la question du système économique dans lequel nous vivons. Dans ce système, rien ne peut changer. On peut remplacer une institution par une autre, ce sera toujours basé sur les mêmes principes. Est-ce que cela a du sens, alors, de poser la question des institutions ? Je ne le crois pas.

Nous en sommes arrivés à un moment où il faut se demander : qu’est-ce qui pousse les dirigeants de ce système à agir ainsi contre l’humain ? L’humain est devenu l’ennemi numéro un d’une volonté de jouissance sur le monde. Ce à quoi nous assistons aujourd’hui, avec la mise à mort du peuple palestinien, relève d’une véritable œuvre de destruction.

Lorsque des bombes tombent sur Gaza et que des responsables israéliens affirment que les Palestiniens « ne sont que des animaux », ils se vautrent dans un désir obscène, déshumanisant, d’une vulgarité incommensurable. Le génocide, offert au reste du monde par l’État israélien, interroge : est-ce une catharsis ? Ou bien n’est-ce pas plutôt l’enfermement de l’humanité entière dans un fantasme mortifère, un désir qui, une fois accompli, ne laisse qu’une perte irréparable ?

Il faut comprendre que beaucoup partagent ce sentiment qu’après cela, plus rien ne sera possible. L’État d’Israël, en perpétrant ce génocide sous nos yeux et en s’appuyant sur nos silences – dès les 15 000 premiers morts – a révélé une vérité mensongère. Les victimes ou descendants des victimes de la Shoah sont devenus aujourd’hui les bourreaux d’un peuple qui a toujours vécu sur cette terre. Et avec eux, tous ceux qui les aident et refusent d’actionner les leviers politiques nécessaires au niveau international participent à ce crime. Il aura fallu attendre près de 35 000 morts palestiniens pour que certains États commencent à s’alarmer, et aujourd’hui encore, ils se taisent.

La Palestine est devenue un espace de mort, son peuple un ennemi commun fabriqué par les arnaqueurs de la démocratie blanche eurocentrée et raciste. C’est avec la Palestine que se joue aujourd’hui la fabrique d’une jouissance mortelle, où la mort est devenue une fin en soi et un mode de gouvernance. Trouver la jouissance dans la mort, imposer la mort à une population de manière systématique, c’est en réalité s’imposer une mort à soi-même. C’est se condamner à n’assouvir son désir non pas avec l’autre, mais contre l’autre, et à errer sur des terres qui ne nous appartiennent pas, tout en perdant le statut de victime que l’on brandit si facilement.

Dans cette logique de jouissance mortifère, ce n’est pas le Hamas qui devrait être interrogé, mais bien un État qui a lui-même contribué à la création du Hamas, avec l’aide des États-Unis, avant d’organiser le génocide du 7 octobre comme une orgie présentée comme salvatrice. Cet État ne cessera que lorsqu’il aura réalisé son plan : l’expulsion définitive des Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie. Pour lui, il s’agit à terme d’effacer toute présence palestinienne dans les pays périphériques, comme si Israël était le garant de la démocratie recentrée. Or, cette démocratie eurocentrée basée sur la Modernité est en réalité un désastre pour l’humanité.

Il n’y a plus de garde-fous. Tout doit être détruit : le droit au retour des Palestiniens, que Netanyahou veut « jeter aux oubliettes », et le statut même de ce peuple. C’est cette fabrique de la jouissance mortelle qu’il faut interroger. Elle nous oblige à regarder en face l’humanité que nous sommes devenus : une humanité dépravée, indigne, immorale, qui se vautre dans le sang des Palestiniens, comme elle s’était jadis vautrée dans celui des Africains réduits en esclavage.

L’ensauvagement et le grand remplacement, c’est le système capitaliste qui l’institue. Le « grand remplacement » dont on nous rabâche les oreilles pour justifier la guerre permanente contre les migrants est inhérent au système capitaliste, qui fabrique sa jouissance dans la mort et la destruction.

Finalement, les stratégies régionales actuelles sont prisonnières d’un double piège : la fragmentation du monde arabe et la dépendance au système occidental capitaliste libéral et raciste. Les tenants des accords d’Abraham ont manipulé certains régimes arabes, qui l’ont accepté, en leur vendant une normalisation avec l’Etat d’Israël, en échange d’armes ou de garanties américaines. L’Arabie saoudite elle-même négocie une alliance sécuritaire avec Washington qui inclurait la reconnaissance de cet Etat. Les Accords d’Abraham ne sont ils pas ce que furent les Accords d’Oslo, une arme pour définitivement enterrer le droit du peuple palestinien à son droit inaliénable et un blanc-seing pour tuer ceux qui s’y opposeraient.

Au niveau international, les sanctions sont bloquées par le veto américain. Quels contrepoids quelles alliances Sud-Sud pourraient créer un rapport de force différent ? A l’heure actuelle, où il y a besoin en urgence d’arrêter le massacre du peuple palestinien dont Gaza n’est que le début, les BRICs qui pourraient jouer ce rôle hésitent, car elles-mêmes pratiquent parfois la répression ou l’occupation.