Ce texte a été en partie présenté lors de la conférence La fabrique de la jouissance, Plus-value et plus-de-jouir, organisée à Naples en mai dernier. J’ai essayé d’approfondir la réflexion.
Que penser de cette partie du monde qui cherche dans le jouir à tuer l’autre part de lui-même ? Son objectif est bien d’éliminer tout ce qui se met en travers de son rêve de puissance et de profit ; mais sur quoi repose cette production/fabrique de jouissance qui n’impose aux autres que de survivre ?
Dans ce curieux attelage entre fabrique et jouissance, cette dernière ne fait- elle pas partie d’une œuvre de destruction ? Lorsque les bombes tombent sur Gaza et que des politiques israéliens affirment que les Palestiniens ne sont que des animaux, ces derniers ne se vautrent-ils pas dans un désir construit par des mots obscènes, déshumanisants et d’une incommensurable vulgarité ? Le décompte des morts, le génocide offert par l’Etat israélien au reste du monde ne peut fonctionner comme un temps cathartique, puisqu’en définitive il enferme nombre de ses adeptes dans le fantasme d’un objet du désir qui, une fois le crime commis, les jette dans une perte irréparable ? Rien ne sera possible après. L’Etat israélien a mis à jour, avec ce génocide, sous nos yeux, avec nos silences lors des 15 000 premiers morts, l’idéalisation d’une vérité mensongère. Le mensonge et le jouir.
Les victimes, majoritairement de culture juive, et/ou leurs descendants du génocide que fut le moment où l’Europe s’est vautrée dans la conviction performative que certains Européens devaient être éliminés, sont devenus, depuis 1948, les bourreaux d’un peuple ayant toujours vécu sur la terre de Palestine, tout comme, aujourd’hui le sont devenus tous ceux qui ont aidé à la perpétration de ce génocide, en refusant d’actionner un certain nombre de leviers politiques au niveau de la communauté internationale. Il aura fallu attendre près de 35 000 Palestiniens tués pour que certains Etats retrouvent un peu de leur dignité.
Oui, c’est dans cet angle mort organisé par nombre d’Etats qu’est aujourd’hui la Palestine, son peuple désigné comme ennemi commun fabriqué par les arnaqueurs de la démocratie blanche euro-centrée, raciste et c’est dans cet espace que se joue la fabrique d’une jouissance mortelle. La mort comme fin en soi ; la mort que l’on impose à ceux que l’on conteste ; la mort comme mode de gouvernance. La mort de l’Autre comme démocratie. C’est de cette jouissance-là dont il faut parler. Trouver la jouissance dans la mort, plus précisément trouver la jouissance en imposant la mort à une population visée, sur une grande échelle, de manière systématique, n’est-ce pas tout simplement s’imposer à soi-même une mort et surtout se priver, à terme de tout désir de l’Autre. C’est se damner sans fin à être son propre bourreau et à n’assouvir son désir non pas avec l’Autre mais contre l’Autre. N’est-ce pas ainsi se condamner à errer sur des terres qui ne vous appartiennent pas et à être en permanence le gardien de soi-même tout en perdant son statut de victime éternelle si facile à instrumentaliser pour soumettre ceux qui viendraient à vous contester.
Dans cette culpabilisation instituée en politique et en élément de régulation des rapports de force en lieu et place du droit international, il y a aussi une part de jouissance à renvoyer dans les cordes tous ceux qui contestent les politiques d’occupation illégale, d’apartheid, de sociocide, d’éthnocide et de génocide en brandissant, tel un mantra, le crime commis contre une partie des Européens par d’autres Européens. Mais cela ne change rien, les victimes d’hier sont devenues les bourreaux des Palestiniens en prétendent se dresser dans cette partie du monde contre la barbarie – mais là aussi il y aurait à réfléchir sur la fabrique des mots qui agissent comme un élément de cette jouissance. On se délecte, on se repaît à l’envi de concepts dans lesquels on se vautre dès lors que les crimes commis, les raisons données sont des caricatures d’humanité et font tomber notre humanité dans la boue ensanglantée de ce qui reste de rues à Gaza ou en Cisjordanie une fois que les tanks et les missiles ont accompli leurs objectifs laissant alors extatiques ceux qui contemplent les corps palestiniens se mélangeant aux gravats. Après cela qui vous croira ?
Le groupe à la tête de l’Etat israélien fait penser aux groupes d’amis du film ‘la grande bouffe’ ; dans ce film de Marco Ferreri, de 1973, ce n’est pas le rapport à la nourriture ou au corps qui est questionné mais l’obscénité des bourgeois qui perdent le sens de la mesure. Avec cet Etat est questionné son rapport au monde et particulièrement à ce monde se vautrant dans la vulgarité de la pensée, se vautrant dans sa blanchitude décadente et pernicieuse.
Dans cette fabrique de la jouissance mortelle, ce n’est pas le Hamas qui doit être questionné mais un Etat qui perd tout sens de la mesure au point d’oublier qu’il a participé à sa construction, aidé dans cette œuvre par les Nord-Américains et les Quatari et qui, après avoir joui de son bon coup porté à l’Autorité palestinienne, vient organiser, dans une orgie qu’il imagine ‘salvatrice’ du 7 octobre, le génocide de Palestiniens sans oublier que cette jouissance ne cessera que lorsque le plan d’expulsion définitif des Palestiniens de Gaza mais aussi de la Cisjordanie sera achevé. N’oublions pas la volonté d’Israël d’expulser les Palestiniens de Gaza, à la suite de l’opération “Déluge d’Al Aqsa”, en octobre 2023, vers le Sinaï égyptien, en vue d’en faire une “patrie de substitution” à la Palestine ! Ce plan d’expulsion enkysté depuis 1948 par la première Nakba ne fait-il pas aussi partie de cette fabrique de la jouissance. Cet Etat applique à ceux qu’il occupe illégalement le même projet que celui que la communauté internationale, à peine reconstruite après la seconde guerre mondiale, avait imaginé pour les Européens de culture juive, quelles qu’en seraient la faisabilité et les conséquences.
Il fallait trouver une solution pour se débarrasser du problème grandissant de l’antisémitisme européen, quitte à créer facticement un Etat. Les Européens ont tout fait pour que des Européens de culture juive soient extirpés de l’Europe ; actuellement l’Etat israélien, à son tour, met tout en place pour extirper toute présence palestinienne des pays périphériques de l’État israélien. Et gare aux Européens, et plus largement aux Occidentaux, s’ils s’opposent à un tel plan. Le rappel lancinant de ce que ceux-ci ont fait subir à leurs frères de culture juive sera un élément supplémentaire venant nourrir la jouissance. Cela viendra comme une antienne jouissive.
La jouissance ne tire-t-elle pas aussi son énergie dans le fait d’appliquer à ceux que l’on conteste le même traitement que vous avez subi ? La jouissance dans la vengeance. Une vengeance dont les anciennes victimes et leurs alliés ne cessent de se repaître. Y aurait-il même une fin à cette vengeance ? Quelle sera la prochaine étape pour que le jouir d’en jouir perdure et se maintienne à un état de tension permanent ?
Cette fabrique de la jouissance est construite sur des instincts de mort, et ce que refusent de comprendre ceux qui organisent cette fabrique, c’est qu’ils mettent en scène leur propre mort, tant la haine alimentée par la peur de l’Autre est consubstantielle au système de domination qu’ils défendent et prétendent imposer à l’ensemble du monde. Certes, ils n’aiment pas l’Autre mais surtout ils en ont peur, ils le craignent. Pour eux la meilleure solution est la fabrique de l’ennemi, qu’il soit de l’intérieur ou de l’extérieur, car elle leur offre la permanence de l’acmé de la jouissance avec la justification de mettre à mort cet ennemi.
Ceux qui tuent, pillent, volent, mutilent, expulsent, doivent enfin comprendre que la normalisation de leur mode de vie est en urgence absolue. De cette jouissance-là, de leur jouissance nous n’en avons jamais voulu, encore moins maintenant qu’auparavant. Nous voulons jouir la découverte de l’Autre, dans l’Amour de l’Autre, mais cela ne pourra advenir que par une rupture du désordre absolu du rapport de vérité à l’Autre, non dans la jouissance du mensonge institutionnalisé depuis qu’un pape a décidé d’entreprendre la christianisation du monde impie, en définitive bien avant 1492.
Une question demeure, comment cette fabrique de la jouissance en arrive-t-elle à se répercuter parmi les damnés qui reproduisent cette course à la jouissance mortifère donnée pour modèle produisant de la plus-value dans la jouissance ? Ainsi en Haïti, des gangs, instrumentalisés par les pouvoirs présidentiels successifs et particulièrement depuis l’arrivée des Duvallier, instrumentalisés par les Etats Unis et le Core group, dont la France, instrumentalisés par les trafiquants de drogue, prétendent maintenant jouer un rôle politique, au cœur de la société haïtienne ; il n’en demeure pas moins qu’ils jouent, dans cette fabrique de la jouissance, contre eux-mêmes et encore plus contre l’Autre eux-mêmes ; leur désir de jouissance est tel qu’il ne semble s’assouvir que dans la jouissance que procure la mise à mort et la terreur imposée.
Double jouissance pour les dominants qui imposent leur diktat en instrumentalisant ceux qu’ils considèrent comme des Non Êtres et qui constatent que leur paradigme de domination vient irriguer les rangs des dominés lorsque ceux-ci reproduisent les mêmes schèmes afin de parvenir à obtenir leur part de jouissance alors que cette part s’exerce contre leurs frères d’histoire de résistance et d’émancipation. Leur seul désir est alors de profiter d’une jouissance fantasmée qui leur a toujours échappée et dont ils n’ont cessé de rêver.
Dans cette fabrique de la jouissance, il y a aussi une plus-value qui baigne dans le sang des Non Êtres, des racisés, des sans voix et des sans droits et s’en repaît au point de se faire éclater la panse au vu du nombre de crimes commis. Le seul objectif de ceux qui participent à cette œuvre de destruction massive est d’échapper à la justice, autre champ de production d’une jouissance sans nom : la fabrique de l’impunité.
Mais ne nous laissons pas aller à la démobilisation, leur temps orgiaque se termine ; à nous de nous réveiller et de résister pour construire le monde du Vous, où l’on peut toucher l’Autre, comme le précise Frantz Fanon ; le paradigme de leur mort coloniale jouissive sera aboli ; on ne peut plus se contenter, comme ce modèle nous l’impose, de faire semblant de remplacer le vice par la vertu. On sait que leur vertu tout comme leur vice ne sert que leur appareil de domination, c’est-à-dire à tuer, à mutiler, à exclure, à expulser. A génocider.
Si l’on doit à partir d’ici et de maintenant penser à la fabrique de la jouissance alors on doit y penser en termes de rupture totale et de résistance à la fois politique et solidaire dans une aspiration collective de transformation, de désaliénation et d’émancipation décoloniales, sans jamais y accoler le mot fin. Cela demande un effort sur nous-mêmes, pour nous-mêmes et non contre nous-mêmes.