En 2018, Jean Khalfa et Robert Young ont réuni des extraits inédits de Frantz Fanon sur l’aliénation au prisme des questions de la liberté. Cette publication nous livre un autre visage de Fanon souvent lu sous l’angle du colonialisme et de l’identité sans interroger la place de l’Autre dans cette constitution ontologique. Cet excellent travail de Khalfa et Young fait de Fanon le penseur de l’aliénation apte à saisir certains effets psychologiques du colonialisme. L’originalité de Fanon se trouve dans son attention pour l’aliénation culturelle subie par le travailleur colonisé en plus des violences du « travail aliéné » (Karl Marx). Le nègre est doublement aliéné, nous dit Fanon, ce qui exige une prudence épistémique face à l’aliénation postcoloniale. Le colonisé est défiguré par les violences du capitalisme et du colonialisme au point de perdre son humanité. A partir de la thèse de la double conscience de W.E.B. Dubois, Fanon évoque une « double aliénation » dérivée d’une distension du marxisme européen. La traduction fanonienne du marxisme vise à distendre cette pensée au prisme de nouvelles questions hétérogènes ancrées dans les réalités non occidentales. La question de l’aliénation n’est pas au centre de la pensée fanonienne mais elle avait une puissance conceptuelle capable d’enrichir les œuvres de Marx.
Ce travail de Khalfa et de Young reprend les thèses de Renate Zahar qui, depuis 1970, faisait du concept d’aliénation le nœud de compréhension des œuvres de Fanon. Zahar identifie chez Fanon une aliénation psychique axée sur une « fausse conscience » qui mystifie les réalités de classes. Fanon reste aux yeux de Zahar un détecteur des malaises existant entre les colonisés et les institutions sociales. Zahar écrit : « Le concept d’aliénation nous permet le mieux de saisir la démarche de Fanon orientée essentiellement vers les processus de conscience. Les résultats auxquels il aboutit ont une importance décisive pour la compréhension des phénomènes coloniaux et néocoloniaux. »
Selon Fanon, la conscience de l’homme de couleur se trouve percher par les violences du colonialisme. Le Noir a dans un rapport ambigu avec lui-même et aussi avec les normes de la société dans laquelle il vit. Fanon relève une double aliénation dans le cas des Noirs qui sont dépossédé des produits de leur travail mais aussi de leur identité. Ainsi, Fanon ne se laisse pas aller par un économicisme privilégiant le travail aliéné sans interroger les dimensions intellectuelles de l’aliénation. Fanon a relu les Manuscrits de 1844 de Marx pour analyser l’aliénation dans le champ de la conscience au regard des affres du colonialisme. Ce détour fanonien vers l’aliénation de couleur s’inscrit dans un vaste projet de traduction des marxismes classiques encore proches de l’eurocentrisme. Le concept d’aliénation permet à Fanon de « distendre » la pensée de Marx vers des territoires non européens. Cette décolonisation fanonienne des savoirs marxistes constitue un véritable levier pour certains auteurs haïtiens qui voulaient élargir les cadres conceptuels de l’aliénation dans le cas des sociétés postcoloniale. L’apport de Fanon dans le marxisme haïtien passe par ce renouvellement théorique de l’aliénation, dans ses doubles manifestations dans le capitalisme et le colonialisme. Fanon est un personnage conceptuel très important pour certains penseurs critiques haïtiens qui entamaient une distillation analytique au rythme des idéaux radicaux de la Révolution de 1804. Que devient Fanon dans le marxisme haïtien ? Que nous donne à penser le voyage de Fanon vers Haïti ?
La démarche ne consiste pas à chercher l’intérêt de Fanon pour Haïti, mais plutôt à déceler sa pertinence dans la pensée haïtienne. Pourquoi les auteurs haïtiens se sont tournés vers la relecture fanonienne de l’aliénation ? Que rapporte une telle analyse au marxisme haïtien largement axé sur un nouveau concept d’aliénation ? René Depestre et Jacques Stephen Alexis sont les plus grands lecteurs haïtiens de Fanon. Quant à Depestre, sa sympathie envers Fanon qu’il a rencontré dans les luttes de décolonisation dans les années 1950-1955 dépasse le cadre théorique pour apprécier l’homme même. Il le considère comme l’un des meilleurs penseurs de la libération des Noirs. Dans Les Etincelles (1945), Depestre utilise l’expression les « damnés de la terre » qui sera le titre d’un essai classique de Fanon. Dans Un Arc en ciel pour l’Occident chrétien (1967), Depestre s’appuie sur une citation de Fanon pour penser l’asservissement de l’homme de couleur. Selon lui, Fanon arrive à décortiquer avec précision les attitudes déprimantes de la domination coloniale. Depestre écrit : « Et sur ce point, Frantz Fanon avait complètement raison d’affirmer que dans le contexte colonial il ne saurait y avoir de culture nationale, de vie culturelle nationale, d’inventions culturelles ou de transformations culturelles nationales. »
Depestre lit Fanon à partir de son lieu dénommé Cuba, porteur d’un socialisme rénové au moyen de la culture des Caraïbes. Durant son exil de près de vingt ans au Cuba, Depestre a eu la chance de collaborer avec Che Guevara, figure emblématique de la critique radicale latino-américaine. Depestre renforce les marxismes caribéens en déclarant qu’il « n’y a pas de décolonisation sans une révolution socialiste ». La prise en compte des facteurs économiques s’impose dans le projet fanonien de libération : « Frantz Fanon avait raison de dire que la véritable désaliénation du Noir implique une prise de conscience des réalités économiques et sociales. Car s’il y a complexe d’infériorité, c’est à la suite d’un double processus : économique d’abord, par intériorisation ou mieux, épidermisation de cette infériorité ensuite. »
Fanon est souvent reproché par des marxistes orthodoxes de négliger le côté économique de l’aliénation. Et pourtant, aux yeux de Depestre, il arrive à faire dialoguer le socialisme et la décolonisation tout en valorisant les facteurs psychiques de ce qu’il appelle un « processus de déguisement ontologique de l’humanité ». L’esclavage, poursuit Depestre, engendre un processus violent de dépersonnalisation de l’Etre. Le mérite de la négritude, poursuit Depestre, c’est d’avoir valorisé la singularité des Noirs dans la compréhension de l’oppression du capitalisme mondial. Désormais, on sait qu’avec la négritude que le Nègre est un prolétaire et un Noir au regard de sa spécificité épidermique. Il existe un prolétariat noir ancré dans les enjeux de couleur. Le prolétariat n’étant plus homogène, il devient nécessaire de saisir la double aliénation subie par les Nègre face au capitalisme et à l’esclavage. Depestre s’appuie sur la négritude pour discuter cette question de couleur dans l’aliénation des Noirs afin de la différencier de celle subie par le prolétariat blanc. Depestre arrive à mélanger les ingrédients théoriques de la négritude pour lutter contre toute tendance essentialiste faisant du prolétariat un groupe homogène.
Toute la tradition marxiste haïtienne du 20e siècle se trouve en porte à faux à la négritude senghorienne, encore plus Depestre et Alexis largement influencés par les œuvres d’Aimé Césaire. Depestre, en faisant son Adieu à la négritude, invite à faire dialogue Césaire et Fanon pour lutter contre les reproches métaphysiques et africanistes portées par Senghor. Fanon aide Depestre à accoucher ce que Claude souffrant appelle une « négritude socialiste » en passant par une reformulation du concept d’aliénation. Avec Fanon, l’aliénation épidermique trouve son droit de cité dans le marxisme haïtien. Au regard de la question de couleur, Depestre, l’une des figures du marxisme haïtien, rejette tout économicisme pour considérer les facteurs raciaux dans la compréhension des phénomènes d’aliénation. Fanon joue un rôle de catalyseur dans la traduction haïtienne de Marx. Sans Fanon, la négritude césairienne partagée par Depestre serait dans l’impasse essentialiste senghorienne. L’aliénation subie par les Nègres est spécifique au point de poser les fondements de ce que Césaire développe comme « marxisme tropical ». Depestre avoue : « Dans le cas des peuples noirs de l’Amérique latine, cette aliénation prit les formes les plus graves, parce qu’en plus de la domination économique, il y eut de la part de la bourgeoisie des Etats-Unis d’Amérique du Nord et des oligarchies indigènes une volonté persévérante d’épidermiser la condition des hommes noirs. Frantz Fanon, dans son grand livre Peau noire, masques blancs, a étudié quelques formes de cette aliénation spécifique. Un seul exemple : nous trouvons aux Antilles, des negres aliénés au niveau du langage. »
Dans Peau noire, masques blancs (1952) Frantz Fanon développe l’idée de double caractère de l’aliénation en insistant sur le phénomène du dédoublement du Noir avec son confrère et avec le Blanc. Ce dédoublement engendre plusieurs vies chez ce colonisé dont le rêve principal est de devenir Blanc. Fanon relit la thèse de la double conscience de W.E.B. Dubois pour comprendre cette double vie des Noirs. Le marxisme négritudiniste de Depestre s’enracine dans l’aliénation épidermique fanonienne, principal vecteur de tout déplacement haïtien du marxisme européen. Il faut interroger les modes de lecture des marxistes haïtiens de Fanon. Le nœud de cette problématique se trouve dans le rapport de Fanon à Marx, sans chercher si Fanon était marxiste ou pas. Dans un dossier de la revue Actuel Marx consacré à Fanon, l’idée de Fanon comme « Marx du tiers monde » est évoquée pour qualifier ce rapport complexe entre ces deux penseurs-militants.
La meilleure façon de lire Fanon, soutient Matthieu Renault, c’est de le considérer au-delà des conflits d’interprétation engendrés par les études postcoloniales et anticoloniales. Il faut le comprendre comme un « moment transitionnel » annonçant de nouveaux outils épistémiques dans les luttes contre le colonialisme. Matthieu Renault écrit : « Il faut déceler dans ses écrits le commencement d’un certain postcolonialisme au sein de l’anticolonialisme,… ». La critique postcoloniale contemporaine doit profiter des singularités conceptuelles de Fanon qui nous invite à décoloniser les catégories intellectuelles occidentales. La décolonisation fanonienne des savoirs repose sur de doublures analytiques axées sur des dynamiques de rupture et de reprise des savoirs impérialistes.
Dans Les damnés de la terre, Fanon écrit : « Les écrits marxistes doivent toujours être légèrement distendus chaque fois qu’on aborde le problème colonial. » Fanon met avant la puissance épistémique et idéologique des mondes non européens dans l’enrichissement théorique du marxisme qui devrait sortir de l’Europe pour profiter des sociétés du sud. Il faut élargir les bornes des marxismes européens afin d’entamer la « provincialisation » des pensées occidentales. Fanon s’inscrit dans la lignée haïtienne de traduction du marxisme entamé par Roumain au prisme d’un processus de distillation. Toute l’originalité de Fanon se trouve dans ce déplacement européen prenant la forme de l’aliénation colonialiste dans le cas d’Haïti. …
Au regard des critères de Franck Fischbach, Norman Ajari voit chez Fanon une philosophie sociale de l’existence. Malgré les limites de l’essai de Fischbach, ajoute-t-il, tous les constituants épistémiques sont là pour lire fanon en philosophe social. Fanon est un philosophe atypique qui s’adonne à la compréhension des illusions identitaires chez les colonisés. L’aliénation est le concept majeur de la philosophie sociale de Fanon dont la pertinence domine les œuvres de Depestre et d’autres intellectuels haïtiens du 20eme siècle. Fanon fournit de véritables clés conceptuelles pour saisir le long processus violent de la dépossession du peuple haïtien.
Le rapport singulier et innovateur de Fanon au marxisme est au cœur de cet article pour saisir le nœud de sa décolonisation épistémique. La pensée de Marx s’est décentrée de ses topos européens pour renouveler les modes de lectures du tiers-monde. Hourya Bentouhami-Molino le rapproche d’Antonio Gramsci en raison de leur attention pour la superstructure, plus précisément la culture. L’intérêt de Fanon pour le lumpenprolétariat comme sujet potentiellement révolutionnaire et son intention « d’épidermiser » les luttes de classe constituent ses moments stratégiques de relecture de Marx. Il propose une alliance entre la paysannerie et le lumpenprolétariat dans le processus de subjectivation politique des classes populaires. Fanon n’a jamais pensé sans Marx : Il cite en exergue du dernier chapitre de Peau noire masques blancs un fragment de Le 18 Brumaire de Marx, c’est une référence à la onzième Thèse sur Feuerbach qui inaugure Peau noire masques blancs et plusieurs autres mentions de Marx dans Les Damnés de la terre et Pour la Révolution africaine. Marx et Roumain sont les personnages conceptuels les plus prolifiques dans les œuvres de Fanon. Dans le cas de Roumain, il l’a inspiré pour rédiger en 1961 Les Damnés de la terre, le dernier livre de Fanon avec une excellente préface de Jean-Paul Sartre. Le marxisme de Fanon réussit les rencontres entre Marx, Roumain et Sartre en passant par Gramsci pour élargir les cadres conceptuels du marxisme tropical de Césaire.
Jean-Jacques CADET