Comme tout le monde je cite Fanon, je le commente à l’occasion de discours ou d’essais portant sur différents sujets. Quand je faisais encore des cours il figurait évidemment parmi les lectures imposées. Fanon pour un « philosophe » et un « enseignant » comme moi, au début du 21ème siècle, c’est une référence incontournable. La question que nous posent la Fondation Frantz Fanon et sa présidente Mireille Fanon-Mendès France à l’occasion du centenaire de sa naissance pourrait donc n’appeler qu’une réponse « factuelle », rappelant les traits d’héroïsme de sa vie trop brève, et recensant quelques titres, quelques thèses, comme pour Sartre, ou pour Césaire, ou pour Michel Foucault, ou pour Gandhi. Mais je ne peux pas m’en tenir là, car j’avais vingt ans à Paris l’année de sa mort, qui fut aussi celle de la publication des Damnés par François Maspero, un an avant la victoire des Algériens dans leur guerre de libération dont il n’aura pu voir l’aboutissement. Penser à Fanon aujourd’hui, c’est pour moi revoir en accéléré la trajectoire des soixante dernières années, et chercher à comprendre ce que j’en aurai appris, grâce à lui en particulier.
En 1961 Fanon est la voix de la révolution anti-impérialiste, une voix terrible, qui démontre implacablement devant nous ce qu’a été la colonisation et pourquoi son heure est venue, et nous somme, non seulement de prendre parti pour les combattants de l’indépendance contre nos gouvernements, notre armée et notre République, mais d’entendre enfin la vérité que portent les peuples du monde, jusqu’alors réduits au silence par l’oppression. Cette vérité est toujours d’actualité, car la « décolonisation » s’est avérée plus longue, plus contradictoire que nous n’imaginions au milieu du siècle dernier. Elle n’est pas achevée. Peut-être même est-elle à recommencer… C’est pourquoi la voix de Fanon résonne toujours, et inspire de nouvelles générations de militants et de théoriciens, au « Nord » comme au « Sud ». Mais c’est peu dire que les conditions n’en sont plus du tout les mêmes : tous les repères ont changé, dans l’ordre des structures comme des idées, et même des affects. Lire Fanon, l’enseigner, l’appliquer, c’est donc nécessairement le transformer, faire varier les mots qu’il avait trouvés, en évitant les pièges de la canonisation.
Mais une autre mutation s’est produite. Certains savaient, bien sûr, que l’auteur des Damnés de la terre ou de L’An V de la révolution algérienne et des éditoriaux du Moudjahid était aussi un écrivain, un philosophe, un théoricien et un praticien de la psychiatrie (et du « trouble » de la subjectivité en général) – à commencer par ceux qui furent ses interlocuteurs et ses premiers lecteurs, dans sa génération et celle qui l’a immédiatement précédée (la génération de Sartre, de Lacan, de Césaire). Sans quoi il n’aurait pas trouvé les paroles de feu qui composent les Damnés. Un livre qui troue l’époque.
Mais en raison des circonstances, ce livre a sinon écrasé, du moins orienté pour longtemps la lecture de tous ses autres textes. Or, par la vertu du temps qui passait, des éditions et commentaires qu’il suscitait, et surtout, me semble-t-il, du besoin que nous avons eu d’explorer toute sa pensée afin de mieux identifier et de mieux formuler nos problèmes et nos engagements, Fanon est redevenu ce qu’il devait être, et qui va très au-delà d’un canon postcolonial ou décolonial. Peau noire, masques blancs compte autant que les œuvres de la séquence algérienne, et les essais réédités en éclairent le fond littéraire et philosophique. On a désormais comme deux pôles complémentaires mais hétérogènes entre lesquels voyager pour « inventer » le Fanon du siècle – chacun à notre façon, du lieu particulier où nous sommes situés.
Parce que je dois faire bref, je donnerai ici seulement quatre références, dans la forme de citations auxquelles, à chaque fois, j’associe une question qui me travaille et que j’essaye de faire avancer.
Première citation : « La violence hisse le peuple à la hauteur du leader (…) Quand elles ont participé, dans la violence, à la libération nationale, les masses ne permettent à personne de se présenter en « libérateurs » (…) Les démagogues, les opportunistes, les magiciens ont désormais la tâche difficile (…) L’entreprise de mystification devient, à long terme, pratiquement impossible » (Les damnés de la terre, 1966, p. 70). Il serait facile de dire que l’histoire réelle a cruellement démenti cette prévision. Partout ou presque la violence a au contraire engendré l’assujettissement aux magicien, aux démagogues et aux opportunistes, sous l’effet de contraintes externes et internes. Mais ceci est une réaction superficielle. L’important, si l’on prend en compte toute la phénoménologie de la praxis révolutionnaire qu’il décrit de l’intérieur, c’est de poser la question dont je suis persuadé qu’elle était aussi sa question : à quelles conditions et sous quelles formes (d’organisation, de conscience, de direction) un mouvement de masse peut-il rester le maître de la violence (ou de la contre-violence) à laquelle il doit avoir recours pour ébranler l’oppression ? A cette question, souvent d’une tragique actualité, on ne trouvera peut-être pas de réponse avec le seul Fanon, mais je maintiens qu’on ne trouvera pas de réponse sans lui ou contre lui.
Deuxième citation : « La caractéristique fondamentale du mouvement africain de libération est qu’il se situe d’emblée à un niveau international …) Il ne faut pas isoler le combat national du combat africain. Si cette faille s’installe dans la stratégie d’ensemble du combat, on assistera à une reconversion du système colonial (…) et l’hypothèque impérialiste demeurera vivace sur le sol africain » (Extrait de l’intervention de Frantz Fanon à la Conférence des peuples africains, Accra, 8-13 décembre 1958, reproduit in Ecrits sur l’aliénation et la liberté, 2018, p. 642-643). Fanon n’a jamais transigé ni sur l’idée que l’indépendance nationale est l’objectif de la guerre de libération et de la décolonisation en général ni sur l’internationalisme dans la forme panafricaine, auquel tous ses efforts tendaient à conférer une dimension stratégique dans le cadre plus général d’un mouvement d’émancipation du Tiers-Monde. Mais comme le texte fait plus que le suggérer, il s’agit d’une unité de contraires, dont la « relève dialectique » n’est pas garantie. Dans le langage que je tente de remettre en honneur, je dirai que ce sont les termes d’une cosmopolitique, dont nous devons refonder les objectifs à l’heure du néolibéralisme et de la catastrophe environnementale.
Troisième citation : « Nous voudrions que ceux qui se chargent de décrire la colonisation se rappellent une chose : c’est qu’il est utopique de rechercher en quoi un comportement inhumain se différencie d’un autre comportement inhumain (…) Toutes les formes d’exploitation sont identiques, car elles s’appliquent toutes à un même « objet » : l’homme. A vouloir considérer sur le plan de l’abstraction la structure de telle exploitation ou de telle autre, on se masque le problème capital, fondamental, qui est de remettre l’homme à sa place. Le racisme colonial ne diffère pas des autres racismes. » (Peau noire, masques blancs, Points-Seuil 1971, p. 69-71). Il s’agit là d’un moment de la controverse avec Eugène Mannoni, à qui Fanon reproche à la fois de minorer l’importance des rapports sociaux de type colonial, et d’en exagérerla particularité. Pour lui le racisme est une structure « pathologique » mais inscrite dans la « normalité » d’un système d’exploitation. C’est pourquoi, dans le langage d’aujourd’hui, il est utile de parler d’un « racisme systémique » inhérent à notre société de discriminations globales, mais à la condition de renoncer à l’entendre de façon déterministe, et donc de chercher à comprendre les différentes subjectivités qu’elle induit ou provoque par réaction, aussi bien du côté des « racisants » que des « racisés ».
D’où ma dernière citation, peut-être celle à laquelle je tiens le plus. C’est la dernière phrase de Peau noire, masques blancs : « O mon corps, fais de moi toujours un homme qui interroge ! ». Je l’ai citée chaque fois que j’ai essayé d’analyser les « différences anthropologiques », c’est-à-dire les partitions de l’humain en termes de race, de sexe, d’âge, de santé, d’intelligence, au moyen desquelles les sociétés modernes (même les plus « démocratiques ») classent les individus et les populations, de façon à hiérarchiser leur « droit aux droits », ou leur accès à la pleine citoyenneté et à la reconnaissance. Car ces différences ne sont pas seulement l’instrument d’une discrimination structurelle, que chacun subit (avec des conséquences inégales sur sa dignité et sa liberté), elles sont aussi le point de départ de la question qu’il/elle se pose sur son « identité », et sur la part d’universalité que celle-ci lui permet d’incarner. Ce qui passe toujours par « l’union de l’âme et du corps ».
Ainsi chacun des énoncés de Fanon me semble, non pas entrer dans la composition d’un système ou d’une doctrine, mais pointer au cœur d’un problème philosophique et politique, au point même de l’intersection de deux histoires : celle qu’il a lui-même vécue activement, et celle où nous cherchons à nous orienter, sur tout le spectre de l’expérience humaine. Et qu’est-ce qu’un très grand, sinon justement cela ?
Etienne Balibar, philosophe et universitaire français.