Ni laxisme, ni lâcheté
« Le collège des profiteurs chamarrés, qui s’arrachent les billets de banque sur le fond d’un pays misérable, sera tôt ou tard un fétu de paille entre les mains de l’armée, habilement manœuvrée par des experts étrangers. » L’armée… Ou les gangs. Les experts… Ou les ambassadeurs et le capital international. D’une incroyable actualité plus d’un demi-siècle après ses écrits. Fanon, c’est la dénonciation de la détermination de l’hier sur le maintenant, et la révolte contre toutes les odieuses continuités qui dominent, excluent, dévaluent les uns au profit des autres. Si le mot système ne revient pas souvent dans son œuvre, il s’agit bien de mettre en cause des systèmes de hiérarchisation-dévalorisation, d’en dénoncer les effets structurants et psychologiques, et de camper, en face, une révolte qui ne cherche pas à s’excuser.
Et, sans verser dans un économisme aveugle à tout le reste, la première place à ce rapport entre les humains, dont mêmes les « gauches » ont peur de parler aujourd’hui : l’exploitation. La création et l’évolution des hiérarchies raciales a partie liée avec des systèmes socio-économiques, un en particulier : le colonialisme et l’esclavage moderne. Le capital avait besoin des couleurs pour se donner « une livrée », un parler acceptable à ses propres oreilles et qu’il a implanté dans les oreilles des autres, dans leurs bouches mêmes devenues ainsi des instruments d’automutilation.
Le caractère structurel du racisme, on pourrait dire sa perfidie, c’est de se perpétuer, comme qu’on le veuille ou non dans un ensemble de rapports de pouvoir, donc de domination et d’exploitation, entre les communautés humaines. C’est la destruction de l’ensemble de ces rapports qui viendra à bout du racisme. On pourrait étendre son analyse et sa proposition à d’autres domaines, et plaindre le ridicule des combats sectaires, incapables de se penser et d’agir dans le sens de la transformation de l’ensemble des rapports sociaux.
Fanon nous est plus que jamais nécessaire. C’est sans doute pour cela que certains espaces universitaires lui sont fermés. Pour cela que se réclamer de lui est perçu comme subversif, dangereux. Car au fond, le combat demeure l’opposition entre ce qu’on a fait (et dit) de nous et ce que nous faisons (et disons) de nous contre ce qu’on a voulu faire (et dire) de nous. Et la question de la contre-violence comme éventuel outil de libération.
Le système colonial, les « bourgeoisies nationales », le rapport entre le langage assimilé et les structures économiques et sociales, les pathologies et le social, la possibilité pour tous d’une sortie des systèmes qui déshumanisent, le rêve d’un nouvel imaginaire fondé sur un réel humanisme, le parti pris de l’engagement auprès des opprimés, une pensée qui n’altère pas la puissance du cri ni le devoir d’action… Fanon, c’est une vitalité et une radicalité à ne pas lire comme une vérité élaborée et se posant comme absolue (il disait ne pas posséder de « vérité décisive »), mais comme le tracé d’un chemin d’aspérités, d’un vouloir être au monde qui ne fuit ni le risque de déplaire ni celui de se faire… Fanon c’est le pari d’un « se faisant » en tant qu’être d’action et de langage.
Adhérer ou pas à ses propositions théoriques, interpréter ses actions en regard de notre propre action ou inaction… les opinions et analyses peuvent varier. L’essentiel, ou le respect que nous lui devons c’est de ne pas l’aborder avec laxisme ni lâcheté : il aura décidé et acté que la route du monde n’est pas tracée et osé une question qui fut une révolte : contre les injustices et les aliénations, quel soi et quel monde (se) faire.
Un texte de Lyonel Trouillot, poète, romancier, essayiste haitien, directeur de L’Atelier Jeudi Soir et de la revue dEmanbrE.