2 Déc 2024 | Fanon et moi

On n’arrive pas à Fanon comme on arrive à un quelconque grand penseur contemporain, pas comme on se mettrait à lire du Habermas, ou même Paulo Freire (qui est plus de la famille d’un Fanon). Il y a des penseurs que nous cultivons, fréquentons, pour la lumière de leurs réflexions – de leurs concepts et de leurs discours – mais autant (ou plus) pour leur aura: pour le magnétisme de leur vie, la tension humaine que leur parole dégage, la profondeur que leur parcours suggère, et nous indique d’imiter, pour diriger nos pas dans nos réflexions, nos combats, notre manière de tenir debout et de faire face au monde.

Il y a déjà le visage de Fanon, qui est une esthétique en elle-même, ce visage de l’homme noir guerrier de son destin, révolutionnaire, méditatif, ayant médité, ayant aussi agi, courageux, paré pour agir, ce visage de la gauche de la décolonisation et de la révolution, comme si une foi commune travaillait la physiognomonie des traits d’un type de beauté très spécifique, une force dans les lèvres, une élégance du cou, un magma derrière les yeux, visage-caldeira d’intelligence de Huey P. Newton, de Malcom X, de Jacques Roumain, de Jacques Stephen Alexis, d’Aimé Césaire, de Walter Rodney, Maurice Bishop, de Frantz Fanon… 

Il y a le style et la philosophie, la contraction souple de la phrase, la mesure rigoureuse et prudente de l’analyse, et à travers elle, le désir d’absorber toute la puissance de la philosophie du monde, sans jamais perdre de vue la vocation première, la thérapie, celle de la clinique moderne, mais pour changer les âmes, les guérir, les séduire aussi, les convaincre pour les guérir… d’où la fascination plus que fraternelle pour la puissance oratoire, mystique et rhétorique d’un Aimé Césaire – lui aussi brasseur de l’hybride et créateurs d’éloquences nouvelles – éloquence que Fanon, lui, voudra tenir sous bride, pour ne pas se perdre dans le maelstrom du charme des mots qui surpassent toujours trop facilement l’action possible.

Le Fanon qui est venu à ma rencontre, que j’ai lu d’abord ici et là (feuilletant les livres des étagères parentales; saisissant au passage des extraits introductifs à l’école, puis au fur et à  mesure découvrant l’importance de l’homme pour l’internationale militante de luttes de libération et sa présence dans le canon mondial de la pensée politique), me disait et me redisait à chaque nouvelle conversation les limitations encore vivantes de nos asservissements séculaires… par-delà la période coloniale – par-delà sa genèse et sa capacité à se renouveler de racisme en néo colonialisme et impérialisme – Fanon rappelle que combattre c’est être toujours éveillé, toujours d’assaut, toujours près à renouveler la défense et l’attaque. Mais, de cette position, toujours, nous voyons en Fanon un homme qui veut se maintenir en vie, qui veut nous maintenir en vie, pleinement dans la densité de notre humanité. Fanon, c’est cette figure qui s’étire entre l’art, la pensée et l’action, tout en refusant les limites assignées à chacun de ces mondes, un Fanon qui interroge, qui nous force à resituer nos situations, à défaire le noeud de moebius de notre relation au passé et à l’avenir, à notre identité spécifique et à notre humanité commune. 

Je dis que Fanon me parle, depuis l’espace de la langue et de l’art, et c’est déjà par son oreille tendu vers Aimé Césaire qu’il admire, respecte mais se maintient en face de lui à distance de dialogue, à distance de camarade qui occupe une position différente dans le bataillon. Et Fanon se tient prêt à s’écarter, à appuyer ou à se replacer dans le chaos de la mêlée. Il partage avec Césaire l’urgence d’une construction de soi qui libère l’esprit de l’homme noir, qui veut libérer celui de tous les opprimés. Pour lui, cette libération passe, non pas par la nostalgie des origines et par le mythe de l’Afrique source-mère, ni par aucun mythe des origines d’ailleurs. Son mythe à lui, on le trouverait plus proche dans l’esprit de Wifredo Lam, peintre des entre-mondes, plus plénièrement Caribéens que tout autre chose, mythe des archipels et des pirogues qui habitent sans nier nomadisme mais sans fétichiser l’errance et sans nier la vertu des territoires propres. S’il y a un mythe pour Fanon, il est recréateur de tous les héritages, de tous les héritages brassés dans le golfe du Mexique, et que les courants mènent jusqu’aux détroits les plus lointains, ibériques ou persiques, magélaniens pour renouer à la petite Martinique.  Fanon, comme Lam, entrevoit une saisie en mouvement des corps vivants que nous possédons, il voit notre peau, nos danses, nos muscles comme autant de manières de détourner les formes de l’oppression, mais encore, et toujours, tout en restant conscient que l’art seul ne suffit pas à changer le réel.  

Gayatri Spivak, elle aussi théoricienne de ce qu’elle appellera les “subalternes”  concept jumeau des “opprimés”, dans sa préface au “De la Violence” de Fanon (Spivak, 2014) nous rappelle que ce fils de l’empire français né en Martinique, découvre la brutalité du racisme lorsqu’il quitte son île pour la métropole. Ce moment de désillusion devient une passerelle vers une réflexion plus large sur la colonisation comme structure mondiale. Il ne s’arrête pas à la blessure personnelle, mais engage une analyse systémique, faisant dialoguer Hegel, Marx, Sartre et Freud avec l’expérience coloniale pour renverser les outils de la domination au profit des colonisés. Fanon est l’homme du geste radical. Fanon met sa vie en jeu, non pour une nation qui lui appartient, mais pour une cause universelle. Il est le médecin des âmes et des corps meurtris, utilisant son savoir psychiatrique pour comprendre et soigner les traumatismes infligés par la violence coloniale. Ce travail, qu’il mène avec l’Armée de libération nationale algérienne (FLN), ne glorifie pas la violence. Fanon insiste : la violence des opprimés est une réponse désespérée à l’absence totale d’alternatives.  

Faut-il rappeler le b.a.ba? Fanon ne célèbre pas la violence, il l’analyse, la déplore, la situe dans un contexte de désespoir et de domination absolue. Mais Fanon ne s’embarrasse d’aucune fausse pudeur. Il est clair. La violence est l’arme du changement radical autant qu’il est l’arme de l’oppression de la réaction, elle est l’arme du changement radical. 

Fanon connaît la centralité du groupe, de l’identité, de la nation, et c’est aussi l’homme qui voit au-delà des nations. Il ne se bat pas que pour son propre peuple. Il ne parlait pas l’arabe, ni ne partageait la foi de ses camarades algériens. Fanon est un penseur du monde, des identités réelles et en prise au monde globalisé, non des identités figées ou des revendications nationales exclusives. Il nous enseigne que la libération peut naître dans un territoire, mais ne peut se limiter à un territoire ou à un groupe, doit s’élargir pour être à la hauteur de son idéal à une véritable justice sociale, pour les plus pauvres, les plus marginalisés.   

Le Fanon que j’ai rencontré reste critique face à l’art et à la pensée. Il admire leur puissance, mais ne leur fait pas une confiance aveugle. Il sait que les poèmes, les toiles, les livres ne brisent pas les chaînes. Pourtant, il leur reconnaît un rôle : celui d’éclairer, de troubler, de préparer l’esprit à l’action. En cela, il trouve chez les artistes de sa génération un écho à son propre parcours : détourner les outils des maîtres, les subvertir, les retourner contre eux.  Un homme qui, jusqu’à sa mort prématurée, nous apprend qu’il n’y a pas de libération sans risque, ni de liberté sans imagination. 

J’insiste que Fanon m’habite, par ses mots, ses photographies, ses livres, ses lecteurs, ses admirateurs. Mais il est venu prendre racine dans mon cœur par un détour singulier un jour, par la musique. Ce fut une présence sonore, un rapt volubile du corps qui sut dire le mieux sa survivance et sa vivance pour moi. J’ai entendu pleinement Fanon – et n’ai cessé de l’écouter depuis – à partir du jour où son plus profond interprète me l’a présenté, le philosophe, poète, musicien de jazz Jacques Coursil, dans son album Clameurs, une œuvre qui fait écho à la puissance et à la profondeur des idées fanoniennes. 

Cet album, centré autour de la composition majeure “Quatre Oratorios pour Trompette et Voix”, utilise des textes en créole, en français et en arabe, transformant les mots de quatre poètes en un cri universel et intemporel. Clameurs commence par un “Prologue – Paroles Nues” et se termine par un “Épilogue – Cadences des Chaînes”, créant un arc sonore qui lance sa flèche esthétique et philosophique où la trompette devient « une bouche-tambour », un instrument d’appel.  

Dans “Frantz Fanon 1952”, le deuxième oratorio, Coursil convoque des extraits de Peau noire, masques blancs et des Damnés de la terre. Ces mots, portés par la trompette et les textures sonores de Coursil, traduisent la tension entre l’expression et la répression, entre la rage muette qui tend ses muscles pour pouvoir enfin crier et le besoin de transformer cette douleur en action.

La musicalité languide et musculaire, toujours prête à bondir de Courcil est, pour moi, le véritable Fanon, sa fresque polyphonique montre la pensée en strate et l’engagement dans les luttes collectives de l’homme, rappelant que la libération, pour Fanon, est toujours un processus partagé et pluriel.  

“Clameurs ne se contente pas d’accompagner Fanon : il en incarne l’essence. Il traduit en musique cette idée centrale que Fanon portait en lui – le cri des opprimés, lorsqu’il est transformé en parole ou en acte, peut devenir une force révolutionnaire qui redéfinit le monde.

Lisant Fanon, écoutant Fanon, sa voix convainc qu’il y a une radicalité qui ne veut rien perdre de la liberté à conquérir, ni la beauté, ni l’amour, ni l’universalité, ni la fraternité entre les peuples. Cette radicalité n’a pas peur de la possibilité de la violence, n’a pas peur non plus de la réconciliation possible entre peuples, si l’égalité s’atteint. Fanon est le rebelle qui refuse absolument qu’on lui assigne un coin limité de l’existence. Le poste qu’il défend est une tour d’où il contemple et convoque tout le passé et tout l’avenir, avec ses contradictions et ses élans de merveille, avec en elle toute la richesse des expériences possibles. C’est ce Fanon qui est résumé dans l’extrait choisi par Courcil, et c’est aussi le mien, celui qui me reste à l’esprit quand je prononce son nom avec révérence.

Textes audios de Mehdi chalmers : Mon fanon