Conversion infernale
On rencontre dans les Confessions de Saint Augustin l’un des plus célèbres récits de conversion de l’histoire de la pensée religieuse. Alors qu’il se morfond dans le jardin de Milan, Augustin entend un chant enfantin depuis une maison voisine, qui lui implore de lire. Ouvrant sa Bible au hasard, il tombe alors sur les mots dont son cœur avait besoin et dont la lecture bouleverse son existence à jamais. Cependant, bien davantage qu’un choc de l’émerveillement, cet événement de la conversion résulte d’un long désir d’Augustin, d’un vieil effort pour lutter contre ses « habitudes » (peut-être parlerions-nous aujourd’hui d’addictions) qui rivaient sa vie au péché et le privaient de l’accès intime et direct à Dieu qu’il caressait de ses vœux. Il décrit lui-même sa conversion comme l’éclat d’une certitude qui dissipe enfin les doutes. Son esprit vient trouver le repos en Dieu : Il est la réalité immuable et ultime qui contraste avec un monde mouvant dont la loi est de dégradation et de dépérissement.
Pour d’innombrables jeunes gens d’ascendance africaine élevés dans des contextes dominés par la pensée occidentale, la lecture de Frantz Fanon, mais aussi d’autres auteurs de la tradition radicale noire, déclenche un phénomène qui s’apparente à une conversion d’un genre assez particulier. Il faut parler de conversion car il s’agit d’un événement qui tranche l’existence en deux, redistribue les valeurs, les envies, les ambitions, les rêves et jusqu’à la perception même de la réalité. Cependant, à la différence du cas d’Augustin, un tel événement n’est pas recherché comme l’espoir d’apaiser sa conscience inquiète ; il frappe soudainement comme la foudre, laissant dans son sillage force dévastation. La conversion biblique nous prive de la jouissance d’objets tentateurs mais nous offre en échange la perspective de la vie éternelle et l’émerveillement d’entrevoir, en chaque chose terrestre, la trace iridescente de Dieu. Au contraire, la conversion fanonienne nous retire tout.
Peau noire, masques blancs incite les personnes noires à relire toutes leurs vexations, frustrations, mises à l’écart à la lumière d’un système qui nous renseigne sur l’inépuisable négrophobie du monde contemporain. Les Damnés de la Terre nous explique l’immensité des sacrifices et des risques nécessaires pour rompre radicalement avec le statu quo : l’acceptation de la violence, du mal, de la fin du monde. Se reconnaître, se lire soi-même, dans ces pages, c’est entrer dans un cauchemar éveillé. La tradition du mouvement ouvrier présente souvent la prise de conscience des rapports sociaux et de l’aliénation qu’ils génèrent comme une forme d’émancipation. Or ce que fait Fanon, et ce qu’il dit, c’est que pour le Noir, la prise de conscience raciale est d’abord et avant tout un effondrement d’une considérable ampleur.
Quiconque a grandi abreuvé d’idéologie républicaine, post-raciale, multiculturelle ou aveugle à la couleur sera forcé par Fanon à accepter la vérité de sa propre expérience, contre laquelle il ou elle lutte de toutes ses forces. Une telle désaliénation ne génère pas un sentiment de libération mais d’abord plutôt de honte : il faut accepter une défaite native et toutes ses vilaines conséquences. Sidérant, en tant que Nègre, de découvrir ses traits phénotypiques presque universellement méprisés est détestés. Vertigineux de comprendre, derrière les regards blancs que nous croyions amoureux, la nette lueur de la convoitise : un sordide désir mêlé de sentiment de propriété. Effarant d’identifier, derrière des rivalités qu’on pensait banales, d’amples haines irraisonnés, ambitions destructrices. La différence de couleur qu’on avait voulu tenir pour une banale caractéristique subjective, une pièce parmi d’autres du vaste puzzle des identités, se herse d’une frontière barbelée vouée à séparer l’humain de son déchet ; tu resteras du mauvais côté.
La conversion fanonienne surgit dans la découverte hébétée de sa propre abjection. D’abord, la compréhension de notre absence de toute valeur aux yeux du monde blanc ; ensuite, plus dévastatrice encore, l’expérience d’entrevoir en soi-même son plus mortel ennemi –déchiffrer sa propre personnalité comme une somme sordide de stratégies d’euphémisation de sa noirceur, de tactiques d’apaisement, de désirs d’acceptation désespérés. La conversion chrétienne est une manière de rompre avec ce qu’Augustin qualifie de « mort vivante » et de « région de la mort » dans les Confessions ; la conversion fanonienne, mettant en évidence l’étouffante omniprésence de la négrophobie qui contamine jusqu’à l’âme, nous convainc que cette région de la mort, nous l’avons toujours déjà habité.
L’œuvre de Fanon est riche de stratégies politiques brillantes, de réflexions thérapeutiques profondes, de prescriptions enthousiasmantes pour renverser l’ordre établi – autant de caractéristiques qui font de son œuvre un lieu de régénération intellectuelle et affective prisé. Mais je suis de celles et ceux, nous sommes nombreuses et nombreux, qui n’ont pas été déconstruits (comme le veut la parlure postmoderne) mais démolis par la conversion fanonienne, qui s’apparente toujours à une conversion forcée. Bien sûr, les perspectives qu’elle ouvre sont immenses : offrir à cette destruction existentielle primordiale l’issue politique et sociale d’une destruction de l’impérialisme à une bien plus vaste échelle.
Depuis plus d’un demi-siècle, la pensée révolutionnaire s’est, à bon droit, plongé dans les ouvrages de Fanon en quête de solutions. Mais l’expérience ordinaire d’une telle lecture est plutôt de se heurter à un problème, ou plus exactement à un mystère. Un problème est virtuellement toujours déjà résolu au sens où n’importe qui pourra y apporter la même unique réponse, la juste solution. Le mystère, au contraire, peut être résolu par toi et toi seul, et pour y parvenir, tu devras mettre ta peau sur la table. L’héritage de la pensée de Fanon ne peut être complet et véritable que si nous consentons à accorder la petite place qu’elle mérite à l’exorbitante violence du choc d’une conversion infernale dont on ne revient jamais.
Norman Ajari
Norman Ajari est maître de conférences en études noires francophones et membre du bureau exécutif de la Fondation Frantz Fanon.